Mieux vaut être beau en entreprise
On parle des discriminations liées aux origines, mais une autre question s’impose : faut-il être beau pour réussir ? Oui, répond Jean-François Amadieu, directeur de l’Observatoire des discriminations. Une interview décoiffante… Et réagissez à l'article !
Faut-il être beau pour réussir ? La question peut paraître légère, voire futile. Elle mérite pourtant d’être posée tant l’apparence physique joue dans le monde du travail. Selon Jean-François Amadieu, directeur de l’Observatoire des discriminations, ceux qui ne répondent pas aux canons de beauté sont désavantagés aux portes de l’entreprise. Il avait déjà solidement campé cette question en 2002, dans un essai retentissant justement intitulé Le Poids des Apparences (Odile Jacob). Cet éminent professeur, spécialiste des relations sociales et du syndicalisme, mesure aujourd’hui le chemin parcouru et, surtout, l’évolution de la problématique. Certes, la naissance de la Haute autorité de lutte contre les discriminations (Halde) marque une prise en compte des discriminations, mais la dictature des apparences se porte toujours bien… Interview.
Vous affirmez que les personnes dotées d'un physique avantageux réussissent mieux dans leur vie sociale et professionnelle que celles moins bien dotées par la nature. De quelle façon cette « prime à la beauté » se manifeste-t-elle ?
Jean-François Amadieu : Cela commence dès la maternelle. De manière inconsciente, l'enseignant va privilégier l'enfant beau. Instinctivement, il assimilera la beauté à l'intelligence, à la gentillesse, et accordera à l'enfant au physique agréable une stimulation et une attention plus grandes. Il sera plus tolérant s'il fait des bêtises. En retour, l'enfant mignon aura davantage confiance en lui que l'enfant disgracieux, et se conformera à l'image favorable que l'enseignant a de lui. C'est le regard des autres qui nous construit. Par la suite, la performance scolaire des jeunes sera influencée par leur potentiel de séduction. Le physique d'un élève explique entre 20 et 40 % de la variance de ses résultats scolaires. La « note de gueule » est beaucoup plus répandue que l'on imagine...
Est-ce la même chose sur le marché de l'emploi ? Les belles personnes sont-elles avantagées dans leur carrière professionnelle ?
J-F. A. : Oui, et cela commence avant même l'entretien d'embauche. Songez au nombre de chefs d'entreprise et de recruteurs qui demandent qu'on leur envoie une photo pour accompagner le CV, sans se poser la question de l'utilité de ladite photo ! Cette habitude est déjà une source de discrimination, certes parfaitement inconsciente, mais bien réelle. Cela continue avec les entretiens d'embauche. Tout le monde sait que la première impression est capitale, or celle-ci passe d'abord par l'apparence physique. Globalement, on estime à 65 % la part d'informations passant par des perceptions visuelles. Selon une étude menée par deux psychologues américains, l'impact que nous avons sur quelqu'un dépend à 55 % de notre seul visage, à 38 % de notre voix et seulement à 7 % de ce que nous disons !
Nous connaissons tous des personnes disgracieuses ou obèses qui font de brillantes carrières. Le look n'est pas tout !
J-F. A. : Je ne prétends pas que le look explique tout. Il ne suffit pas d'être beau pour entrer à Polytechnique ! Mais si ce n'est pas la seule variable, c'en est une parmi d'autres. Les « moins beaux » ont peut-être davantage de choses à prouver et d'obstacles à franchir
Vous citez des études menées sur des populations définies a priori comme « belles » ou « laides ». Mais ces notions ne sont-elles pas complètement subjectives ?
J-F. A. : C'est évidemment un vieux débat et les critères de beauté ont évolué avec les époques et les civilisations. Mais il existe aujourd'hui une étonnante convergence, d'un bout à l'autre de la planète, sur ce qu'est une « belle » personne. Des chercheurs se sont appliqués à fabriquer en image de synthèse des visages composites à partir de visages réels. Ce sont des visages « moyens » et symétriques. Or, quand on montre le visage composite au milieu des photos réelles, c'est toujours lui qui est désigné comme le plus beau. Autrement dit, la moyenne est considérée comme une forme de perfection, et la norme est la même pour tout le monde.
Y aurait-il donc une sorte de mondialisation des apparences ?
J-F. A. : Exactement. Lorsque l'on soumet des visages à des Britanniques et à des Japonais, ils manifestent exactement les mêmes préférences. Il en va de même pour la silhouette. Il existe une norme implicite, définie par exemple pour les femmes par un certain rapport taille-hanches. Cette norme est probablement fabriquée et entretenue par l'industrie du cinéma et par les médias. On constate même la diffusion à l'échelle de la planète de certains standards de gestuelle !
Revenons au monde de l’entreprise et du travail. Est-ce forcément une personne belle que les employeurs cherchent à recruter ? Dans certains cas, une femme « trop belle » est mal considérée…
J-F. A. : Le recruteur est bien sûr en interaction avec le candidat. On sait très bien qu’une femme recrutant une femme ne se comporte pas de la même façon qu’un homme hétérosexuel. Ce type de phénomène intervient en effet au-delà de la règle générale du physique agréable. Des études ont montré que le recruteur se raccroche au moindre point commun qu’il se découvrira avec le candidat : même année de naissance, même embonpoint...
A propos des premières impressions, vous parlez d'effet de halo. De quoi s'agit-il ?
J-F. A. : Le halo est l'espèce de rideau de fumée ou de flou qui naît de la première impression et dissimule aux yeux de l'interlocuteur les caractéristiques objectives et réelles de l'individu qui est en face de lui. Seules les informations qui confirment l'impression initiale seront retenues. Du coup, pour la personne plutôt avantagée par la nature, l'entretien se déroulera d'autant mieux qu'elle sera consciente de l'impression avantageuse qu'elle aura d'emblée produite.
Depuis la première édition de votre livre, en 2002, avez-vous le sentiment que les entreprises ont modifié leurs procédures de recrutement ?
J-F. A. : Oui. Sur les sites internet, qui assurent désormais une bonne partie du recrutement, il est devenu rare que l’on demande de joindre une photo à son CV. D’ailleurs, du côté des recruteurs, les systèmes de recherche ne sont pas paramétrés pour pouvoir distinguer une candidature en fonction de sa photo. Cette banalisation du CV anonyme est moins vraie pour les candidatures sur papier, qui restent plus courantes dans les PME. Au-delà de cette évolution, il reste à remettre en question le poids de l'oral, dont la principale fonction est d'assurer la reproduction sociale. Que nous soyons enseignants, parents, recruteurs, dirigeants, nous sommes tous influencés par le look. Il s'agit d'en prendre conscience.
Mais de plus en plus d’entreprises veulent que leurs employés ressemblent à leur clientèle. N’est-ce pas une évolution positive ?
J-F. A. : Effectivement, ce type de politiques de recrutement va dans le bon sens. Mais la clientèle est-elle vraiment le critère le plus pertinent ? Bien sûr il y a davantage de personnes de couleur à la télévision. Mais voit-on des personnes âgées ? Et des obèses ? En réalité, le public veut voir un certain type de physique. C’est bien pour cela que les gens rêvent sur des photos de mannequins retouchées. Des beautés physiques sur papier glacé qui, en réalité, n’existent pas ! Il faut donc peu à peu faire évoluer les habitudes et le goût du public et de la clientèle. De ce point de vue l’arrivée de personnes un peu plus enrobées ou âgées dans la publicité va dans le bon sens. Les recruteurs pourraient déjà se permettre, pour certains postes, de ne pas se préoccuper des attentes de la clientèle. Par exemple, dans les fonctions d’accueil, assurées généralement par de jolies jeunes femmes. Alors qu’une personne en situation de handicap pourrait tout aussi bien remplir le poste. Même remarque pour les fonctions de « back office ». Il n’y a rien qui puisse justifier des discriminations à l’apparence physique dans un centre d’appels.
L'avantage comparatif au bénéfice des « beaux » se limite-t-il à l'étape du recrutement ?
J-F. A. : Pas du tout. Non seulement les beaux ont davantage de chances d'être recrutés, mais ils sont également plus souvent promus, ont les meilleures primes et les meilleurs salaires. Une recherche publiée aux Etats-Unis a démontré que les hommes très laids gagnent 9 % de moins que la moyenne à poste équivalent. Tandis que leurs collègues très beaux récoltent 5 % de plus que la moyenne. C'est la même chose à peu près chez les femmes. On estime qu'une belle apparence « vaut » aux Etats-Unis une année et demie d'études supérieures ! Mais il faut préciser que, pour certains métiers, un physique avantageux est objectivement un atout : la vendeuse dans un magasin de luxe, le représentant au physique d'Apollon dont les clientes sont des femmes vont faire davantage de chiffre d'affaires, que leurs collègues plus quelconques.
Mais l'apparence ne se réduit pas à un physique. Le costume, la voix, la gestuelle, l'allure en font également partie...
J-F. A. : L'apparence générale ou certains détails particuliers sont faciles à relier, pour qui sait bien décoder, à l'appartenance sociale. A cet égard, on peut dire que les standards qui régissent les apparences au sein des groupes sociaux sont beaucoup plus complexes et subtils que par le passé. Gare à celui qui n'est pas à l'aise dans son costume, qui a l'air endimanché quand il arrive face à un recruteur.
Les personnes de couleur souffrent-elles autant de discriminations selon qu’elles sont belles ou laides ?
J-F. A. : Il n’y a pas de résultats qui permettent de le savoir précisément. Lors d’un testing réalisé en 2005, j’avais recruté un acteur antillais qui se trouvait être très séduisant. Il était assez clair de peau et son nom était celui d’un Français « de souche ». De fait, il était très peu discriminé. Le critère de beauté semble bien atténuer la discrimination : des journalistes comme Harry Roselmack sur TF1 ou Karine Lemarchand sur France 5 sont très beaux et c’est un critère important à la télévision. De même, dans les restaurants branchés et people, il est tout à fait fréquent que le service soit assuré par des mannequins noirs. Dans les milieux aisés, un peu cosmopolites, l’apparence est importante, et la beauté bien plus importante que la couleur de peau.
Le tabou de la discrimination sur les origines a-t-il donc vraiment reculé ?
J-F. A. : Oui, en particulier grâce à la technique du « testing » que j’ai mise en pratique à partir de 2004. Il s’agit d’envoyer à une entreprise plusieurs CV qui ne se distingue que sur la consonance du nom du candidat, son apparence physique, etc. Puis on compare les réponses obtenues, favorables ou défavorables aux candidats. C’est une façon de mesurer concrètement la discrimination. Autre indice que le tabou de la discrimination recule : la Halde a ajouté dans ses recommandations aux employeurs de ne plus demander de photo avec le CV. Je vois aussi des progrès dans l’engagement de certains employeurs en faveur des seniors. Bien sûr, la difficulté des personnes plus âgées n’est pas uniquement liée à leur apparence physique. Mais tout de même, au-delà d’un certain âge, on souffre de surpoids, de calvitie… Le jeunisme ambiant correspond aussi à la recherche d’un physique agréable.
Pourquoi parle-t-on davantage des discriminations en fonction de l’origine, que celles sur la beauté physique ?
J-F. A. : L’apparence physique est un sujet moins chargé politiquement que les minorités ou l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes. Aucun lobby ne défend cette cause. Il n’existe aucune association des personnes laides. Et de fait, très peu de contentieux parviennent à la Halde sur ce sujet. La discrimination selon l’apparence physique n’étant pas assez analysable par des critères objectifs, le combat ne paraît pas légitime. Mais ce n’est pas une raison pour ne se focaliser que sur certains types de discriminations. On risque de se retrouver avec des quotas d’obèses, de Noirs… Alors qu’il faudrait travailler sur le phénomène de discrimination dans son ensemble.