Interview de l'Humanité : Emmanuelle Boussard-Verrecchia « Penser l’inégalité hommes-femmes donne l’énergie d’agir »

Publié le par Eligi Formation

Voici l'interview, réalisée par le journal l'Humanité, de Maître Emmanuelle Boussard-Verrechia, avocate qui a obtenu la condamnation de BNP-Paribas à 350 000 euros d'amende à une salariée qui n'avait pas retrouvée son poste et une rémunération complète après un congé parental.

 

Marie N. a subi des mesures de discrimination à son retour de congé parental. Quel est son parcours professionnel  ?

Emmanuelle Boussard-Verrecchia. Entrée à la BNP comme analyste financière à l’âge de vingt-quatre ans, après HEC et Sciences-Po, elle a fait un début de carrière remarquable. À son troisième enfant, en 1990, elle s’est arrêtée, prenant un congé parental, puis un congé conventionnel. Quand elle a envisagé son retour à la BNP en 2000, elle n’a pas pensé un instant que reprendre son poste poserait problème. Mais la direction des ressources humaines lui a tout de suite expliqué que la reprise était impossible comme analyste financière en raison de la longueur de son congé et de sa demande de temps partiel. La BNP lui a fait faire ce qu’elle appelle un « tour de piste »  : elle est allée de service en service, sans place définie. Au bout de six mois, elle a été affectée à la banque de détail, un secteur qui n’avait rien à voir avec son expertise, beaucoup moins rémunérateur que la banque financière, notamment du fait de l’absence des bonus, et où les développements de carrières sont moins intéressants.

 

Comment la cour d’appel de Paris a-t-elle analysé cette situation  ?

Emmanuelle Boussard-Verrecchia. Elle a dit deux choses importantes. D’une part, que l’interruption de carrière pour congé parental et l’emploi à temps partiel ne peuvent constituer des motifs légitimes de différenciation dans l’évolution des carrières. D’autre part, que la violation des dispositions particulières du Code du travail qui protègent l’emploi des salariées qui s’arrêtent pour maternité (réintégration dans l’emploi, droit à la formation, rémunération au moins équivalente) constitue une discrimination. À ma connaissance, c’est la première fois.

 

Qu’est-ce que cela change  ?

Emmanuelle Boussard-Verrecchia. Cela change notre manière de penser ces situations. Jusqu’alors, ces femmes se considéraient comme victimes d’un acte objectif de leur employeur, qui ne pouvait pas faire autrement  : il ne trouvait pas de poste, ne pouvait les prendre à temps partiel, avait modifié l’organisation du service et ne pouvait pas les y intégrer. Désormais, on pense le refus de rendre son poste à une femme au retour de son congé comme la conséquence d’une situation de fait, celle d’être une femme  : les femmes sont les seules à porter les enfants, quasiment les seules à prendre des congés parentaux, et majoritaires à prendre des temps partiels pour élever les enfants. Dans une perspective revendicative, quand on pense que l’employeur ne peut pas faire autrement, on baisse les bras. À l’inverse, penser la situation en termes de discrimination donne une énergie supplémentaire pour agir, mais aussi une technique juridique  : c’est alors à l’employeur de justifier, par des critères objectifs, la raison de l’inégalité de traitement. Ces critères objectifs ne peuvent être ni le congé, même de dix ans, ni la demande de temps partiel.

 

La longueur du congé vous a-t-elle posé des difficultés  ?

Emmanuelle Boussard-Verrecchia. La durée du congé ne change rien à l’analyse juridique. Au contraire, elle renforce les obligations de l’employeur. Plus le congé est long, plus la salariée doit être traitée avec des égards à son retour  : elle a droit à une formation, à un bilan de compétences, et doit retrouver son poste. Cet arrêt produit un effet de loupe. Si l’employeur est obligé d’accorder à cette salariée surdiplômée la même évolution professionnelle qu’aux autres salariés, après un congé de cette durée, que dire de toutes celles qui s’arrêtent un an ou deux, ou qui reprennent à temps partiel  ?

 

Vous avez démontré la discrimination en analysant un panel de salariés présentant les mêmes caractéristiques à l’embauche que Mme N. (diplôme, ancienneté, environnement professionnel). Comment avez-vous réuni ces éléments  ?

Emmanuelle Boussard-Verrecchia. Le meilleur endroit pour trouver ces informations, c’est chez l’employeur. Dans cette affaire, nous avons obtenu, dès l’introduction du dossier devant les prud’hommes, une ordonnance du bureau de conciliation qui ordonnait la production de tous les salaires de tous les salariés HEC de l’entreprise. Ce qui nous a permis d’établir l’inégalité de traitement non seulement entre Marie N. et les hommes, mais entre toutes les femmes par rapport aux hommes. Ce que la cour d’appel a caractérisé comme une « situation générale d’inégalité de traitement » entre les hommes et les femmes.

 

Vous utilisez la méthode formalisée pour les discriminations syndicales par François Clerc, chargé de ces questions à la CGT…

Emmanuelle Boussard-Verrecchia. Sa méthode, parfaitement reprise par la cour d’appel de Paris, permet de faire trois choses  : d’abord, elle établit l’inégalité de traitement. Ensuite, elle mesure l’écart de rémunération. Enfin, elle indique où doit se situer la rémunération du salarié. Elle est entrée dans les méthodes d’analyse habituelles des tribunaux, parce qu’elle permet de déterminer des dommages et intérêts au plus près de la réparation intégrale du préjudice. Cet outil gêne les employeurs  : les syndicalistes sont en nombre limité, les femmes non. Les employeurs veulent bien envisager l’idée d’une inégalité de traitement entre hommes et femmes, mais seulement à poste égal. Ce qui ne résout pas les véritables inégalités, puisqu’on compare les situations à un moment où les carrières féminines ont déjà pris du retard. Lorsqu’on est en mesure de comparer la situation des hommes et des femmes qui présentent des caractéristiques comparables à l’embauche, on s’aperçoit que l’écart des rémunérations n’est plus de 10 ou 20 %, mais de l’ordre de 30 à 40 %  !

 

Dans les dossiers de discrimination syndicale, les employeurs acceptent de négocier. Est-ce aussi le cas dans en ce qui concerne les discriminations hommes-femmes  ?

Emmanuelle Boussard-Verrecchia. Les femmes qui saisissent les tribunaux sont encore trop rares pour créer un rapport de forces tel que les employeurs négocient. Cela dit, dans certaines entreprises, de réels efforts sont faits, lorsque les entreprises ont déjà été condamnées ou que leurs dirigeants prennent conscience qu’il y a un vrai problème sur la règle « à travail égal, salaire égal ». Mais de là à négocier des repositionnements d’ampleur…


Propos recueillis par Lucy Bateman - L'Humanité

 

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